opium

De sa dénomination scientifique et médicale de « somniferum papaver », Claude Farrère l’encensera comme «une patrie, une religion, un lien fort et jaloux qui ressert les
hommes ». Tant de liens historiques et d’extatiques spectres s’émanent ainsi de ce bulbe sauvage.
Dès le XVIème siècle, les portugais avaient installé une base à Malacca, leur permettant une plaque tournante maritime avec la région. C’est à partir de cette base qu’ils établiront
le commerce avec la Chine en aboutissant avec un comptoir à Macao, à l‘embouchure de la rivière des perles. Depuis leur colonie de Goa, ils acheminèrent en autre, l’opium du Bengale.
L’usage de fumer l’opium prend, dès lors, sont ouverture vers la pieuse Europe.
Sa véritable introduction dans les mœurs règle ses accords avec l’essor de l’empire
britannique au cours du XVIIIème siècle dans toute l’Asie. La balance commerciale prend des notes tragiques lorsque l’importation de thé, devenue boisson nationale, teinte les caisses au rouge et provoque des émeutes dans la capitale à l’annonce de l‘arrêt des importations en
provenance de Chine. Le gouvernement royal décide de développer un produit de substitution qui leur assure la mainmise sur le thé. L’opium sera la solution, il sera transporté du Bengale
au marché noir pour rentrer des devises. La compagnie des Indes tire ainsi des profits considérables, lui permettant de rééquilibrer les échanges. Le Bengale sera sous autorité
britannique en 1757 et produira en exclusivité vers Canton, un opium de premier choix. Ce subtil et vaste plan représentera vingt pourcents du produit national brut britannique en
1860.
En mars 1839, pour la première fois le budget chinois chute au négatif et la situation politique
devient critique face au développement de ce mal occidental. Lin Tsé Hsu, mandarin représentant l’empereur à Canton, lance un ultimatum aux marchands occidentaux qui
introduisent l‘opium dans son pays « Que les barbares ne livrent toutes les balles d’opium qui sont à bord des navires ; il ne doit pas y avoir la plus petite parcelle cachée ou dérobée. En même temps que les barbares s’engagent par écrit à ne plus apporter d’opium sur leurs navires. » Face à une telle détermination, les autorités anglaises s’exécutèrent en détruisant ainsi, vingt mille caisses de la précieuse et désormais prohibée denrée. Les débats font dès lors rage dans l‘orgueilleuse péninsule, la chambre des Communes sommée de l‘éloquent William Gladstone s’oppose avec virulence à ce « trafic infâme » et « déshonorant ». Le gouvernement de sa majesté ne saurait voir bafouer son immarcescible
expansion coloniale et décide d’envoyer vingt navires bombarder les côtes chinoises.
Les troupes coloniales indiennes et britanniques pillent Shanghai et un combat sanglant se
déroule à Ningpo.
En août 1842, la Chine impériale finit par accepter les revendications anglaises en signant le
traité de Nankin, fixant une indemnité pour l‘opium confisqué. L’opium rentre dès lors en
quantité croissante dans tout « l’empire du milieu », entraînant ainsi une vague d’opiomanie,
poétiquement qualifiée : « la funeste habitude » …
Ainsi, cinq ports sont ouverts au commerce international et la célèbre île de Hong-Kong
devint possession britannique. Cette dernière se développera très vite vers la fabrication de
l’opium et l’exportation, particulièrement vers les Etats-Unis.
Ces éclats guerriers vont entre autre avoir pour conséquence d’ouvrir le céleste empire, si fascinant et mystérieux depuis Marco Polo, au reste du monde. Paris exposera en 1846 des produits chinois qui feront grand effet sur le public tout en faisant une introduction à la grande Exposition Universelle de 1867. Dès lors, les amalgames iconoclaste de la vieille Europe se nourrissent de stéréotypes aussi marqués d’exotismes que d’inculture ; le « fumeur
d’opium chinois » restera l’image d’Epinal d’un peuple soumit aux moeurs narcotiques.
La Chine interdira définitivement l‘opium en 1906 pendant que l‘Occident s’adonne à de
frénétiques abandons artificiels dans un continent en plein essor.
Les usages de l’opium ont débuté dans des cercles confinés et privilégiés, réclamant maintes
précautions et un savoir très définit. Le développement des établissements publics reconnaîtra
dès 1860 la profession de préparateur.
Le premier lieux de perdition aux lueurs tamisées du continent américain ouvrira ses
portes en 1849 à San Francisco, puis très vite à Londres et Paris, au gré de la vague
d’immigration chinoise en quête de main-d’oeuvre. Même si sont introduction officielle
remonte au début du XIXème siècle par quelques intellectuels aux pratiques sporadiques.
La France organisera même une « Régie de l’opium » pour parfaire son budget, en taxant
le « chandoo », par un véritable monopole d’Etat. Elle en assurera vingt-cinq pourcents des
revenus généraux de l‘Indochine, malgré une contrebande croissante sévèrement réprimée
par la sulfureuse brigade mondaine. En 1901, Paris ne compte pas moins de quarante-six
établissements au terme allusif de « fumeries », contre vingt-six à San francisco.
La spiritueuse quête du dragon chevauchant les nuages va toucher toutes les classes sociales,
mais elle trouvera ses icônes parmi les plus brillants esprit de son époque.
Le mouvement des « Préraphaélistes » sera un des initiateur artistique de l’usage du laudanum
en s’échappant d’un monde décadent, empreint aux idéaux mythiques et nostalgiques à
l‘instar de Friedrich Nietzsche ou Edgar Allan Poe. Le rituel devint à lui seul un art peaufiné
jusqu’à la perfection dans les salons raffinés de nos éloquentes capitales.
Faisant écho à ses rêves voluptueux et littéraires, Charles Baudelaire reflète une époque
avide d’exotisme et de découverte dans le « Paradis artificiels ». Poète cherchant son
inspiration dans les drogues, certains font preuve de raffinement dans leurs desseins tel
l‘exotique Jean Lorrain, consommant une salade de fruits arrosée de champagne et d’éther
pendant que certains orfèvres n’hésitent pas à prendre de dispendieuses commandes pour
des seringues…décadentisme romantique et nihilisme « fin de siècle ». Que dire du couple
Apollinaire et Picabia s’encoquinant avec des filles de petites moeurs et s’adonnant aux joies
paisibles d’une fumerie montmartroise aux vertus inspiratrices.
Ivre d’abandon et de fantasmes alanguis, la femme en portera un rôle tant décadent que suave
aux bras de marins avides d’extases charnelles…
Les drogues ont toujours été l’apanage de la marine marchande et militaire qui s’abrogent le
rôle d’être les vecteurs de transmission du « vice nouveau » à travers toute l’Europe. Brest
compte plus de quarante pourcents d’officier dans ses lieux de libations et d’oubli ; sans
se préoccuper que l’administration militaire leur attribut l‘acronyme « FO » pour leur vice
nocturne.
Les scandales arrivent en nuées jusqu’à l’étouffant procès de l‘indigne officier Charles-
Benjamin Ullmo qui vendra crédulement en 1907 des renseignement à l’ennemi pour assouvir
ses besoins pécuniers à des fins opiomanes avec sa licencieuse maîtresse. C’est le premier
procès de l’opium avant l’hilare épopée de la « Nive », échouée dans la rade de Toulon en
1908, et de son commandant qui achèvera, par son opiacé et troublant sens de l‘orientation, de
ridiculiser la Royale !
Les éphémères empires coloniaux sont aujourd’hui les détenteurs d’un véritable trésor
matériel de l‘histoire militaro-narcotique.
Thomas de Quincy, célèbre auteur de « Les confessions d’un mangeur d’opium anglais»,
développera les souffrances provoquées par l‘addiction de la « chasse aux dragons ». Dès 1812, il découvre que sa consommation, sous toutes les formes, provoquant une dépendance
et une certaine béatitude par de nouvelles expressions.
Alfred de Musset en adaptera un attrait littéraire tout comme Hector Berlioz en assimilera
l’expérience dans la « Symphonie fantastique ».
Nombreux seront les conteurs et aventuriers de tous genre à relater l’horreur de fumeurs
livides en proie à leurs cauchemars. Le monde gardera le cliché d’hommes pâles et
poitrinaires au regard fatal et désenchanté, loin de son initiale usage pour les névralgies
dentaires…
Le Petit Journal, souligne dans son populiste article de 1903 « le péril de la Nation »
tandis que Bérard libère d’ensorcelants chants sur tous les phonographes du pays…
La question se répand au niveau international à la conférence de Shanghai en 1909, la Chine
et les Etats-Unis n’auront raison des puissants et lucratifs commerces d’état. S’en suivra celle
de La Haye en 1911 et 1912, posant les premiers jalons d’une interdiction mondiale.
« Les ravages causés par l‘usage clandestin des toxiques, notamment l’opium (…) et
la morphine augmentent dans des proportions effrayantes. En sorte que si les pouvoirs
publiques ; civils et militaires, ne prennent pas immédiatement les mesures les plus
énergétiques, (…) nous nous trouverons un jour très prochainement présence d’un mal
profond. » Jean Colly, député à la Chambre, 14 mai 1913.
La « Belle époque » cristallise toutes ses peurs sur les stupéfiants et cette inquiétude générale
va aboutir à une période de prohibition dans la métropole dès 1916. C’est toute une société
engagée dans la torpeur de la guerre qui réagit de ses propres maux, tandis que l’alcool noie
l’horreur dans les tranchées…
L’univers fantastique des échappées oniriques se transforme en un sordide banquet de
contrebande régit par un milieu crapuleux affrétant de sombres cargos à la promiscuité
répugnante.